« Chota Roustavéli et les philosophes grecs » par Noé Jordania

Toutes les traductions en français du « Chevalier à la peau de tigre » de Chota Roustavéli sont de Serge Tsouladzé – édition Gallimard 1964.

Les traductions des philosophes grecs ont été empruntées à Victor Cousin pour Platon Et J. Tricot pour Aristote.

« Chota Roustavéli et les philosophes grecs »

par

Noé Jordania

Dans mes écrits sur Roustavéli et « Le chevalier à la peau de tigre » est présentée une thèse fondamentale : le poète a restauré l’ancienne philosophie grecque longtemps oubliée et en a fait le point d’appui de son poème. Pour étayer cette opinion plusieurs exemples sont avancés.

Désormais, il est temps d’accorder l’attention adéquate à cette question afin qu’elle soit tirée au clair et présentée publiquement.

Etant donné que la réflexion de Roustavéli ne correspond pas du tout à son temps, qu’elle se sépare dans tous les domaines de la vie, sans exception, de la manière de voir religieuse, il est évident que sa parenté d’idées doit se trouver dans les temps les plus reculés, dans la période précédant la renaissance du christianisme et suivant les doctrines oubliées. Il n’y a qu’une source de ce type : la philosophie grecque sous l’égide de Platon, Socrate et Aristote. Comparons leurs principes et ceux de Roustavéli.

1/ la principale caractéristique de Roustavéli et, en même temps, sa doctrine totalement inédite – est l’égalité entre la femme et l’homme, la déclaration des mêmes droits pour les personnes quel que soit leur sexe, – et l’édification de tout son poème sur cette conception fondamentale. Ce n’est que maintenant que l’humanité commence à s’approprier cette idée et, encore, elle ne le fait qu’à moitié, de manière embarrassée. Le poète exprime cette conception de la manière poétique suivante :

« Les petits du lion sont égaux qu’ils soient nés femelles ou mâles »[1] ;

« Elle est femme, mais le Seigneur l’a mise au monde pour régner ».

Apparaissent des femmes magnifiques, à l’esprit fort, à l’esprit leader, au caractère courageux. Non seulement, elles sont à la hauteur des hommes, mais elles les dépassent par leur talent, leur verbe et leurs accomplissements, à l’exception, bien sûr, de la force physique.

Il s’ensuit à l’évidence que la femme peut aussi être roi, dirigeant de royaume, ce à quoi Roustavéli consacra son œuvre tout entière.

2/ « Le chevalier à la peau de tigre » est l’évangile de l’amour, du couple et de sa descendance édifiés sur la relation amoureuse entre les deux sexes. Selon la caractérisation du poète : « (l’amour) descend des hauteurs du ciel et nous soulève de ses ailes », c’est-à-dire qu’il vient du ciel, avec la bénédiction et la volonté divines. Tout autre amour n’est pas le véritable amour ; « (lorsque le désir) suit un jour l’une, l’autre demain », « c’est le jeu des adolescents. »

Sur cette question, les idées des philosophes grecs varient. Platon rejette totalement l’édification du mariage sur l’amour ; pour lui l’union entre les deux sexes n’est ni décidée par leur volonté, ni par leur  relation sentimentale, mais par l’exigence de l’intérêt public, les besoins et la puissance de la ville-état (cité). Le libre mariage n’est permis qu’après cela, quand la femme dépasse les 40 ans et l’homme les 50.[2] Cette réflexion est partagée par Aristote et Socrate. Selon le premier « la nature mortelle cherche toujours, autant qu’elle le peut, la perpétuité et l’immortalité ; mais elle ne le peut que par la génération, (….) en laissant toujours à la place de l’individu qui s’en va et vieillit un jeune qui lui ressemble. (…) ne t’étonne donc plus si tout être prise son rejeton : car c’est en vue de l’immortalité que chacun a reçu ce zèle et cet amour »[3]

Socrate aborde la question de manière plus détaillée que son élève Platon ne la décrit. Une femme, nommée Diotime, discute avec Socrate au sujet de l’amour et argumente de la façon suivante : « La fécondité, vois-tu, Socrate, existe, dit-elle, chez tous les hommes: fécondité selon le corps, fécondité selon l’âme, et, quand on en est venu à un certain âge, alors notre nature est impatiente d’enfanter. Or cet enfantement lui est impossible dans la laideur, mais non point dans le beau. Mais il est impossible qu’elles aient lieu dans ce qui est discordant. Or il y a discordance de ce qui est laid à l’égard de tout ce qui est divin; ce qui est beau est au contraire en accord. (…) L’objet de l’amour en effet, Socrate, ce n’est point, dit-elle, le beau, ainsi que tu te l’imagines… – Mais qu’est-ce alors? – C’est de procréer et d’enfanter dans le beau que donne uniquement l’amour. Quand la naissance se produit sans l’amour de l’un et l’autre – c’est une naissance non dans la beauté mais dans la laideur. La plus haute et la plus belle forme de la pensée est celle qui concerne l’ordonnance des cités et de tout établissement, celle dont le nom est, sans nul doute, sagesse pratique et justice. (…) pour l’amour également: Toute aspiration en général vers les choses bonnes et vers le bonheur, voilà l’Amour très puissant et tout rusé. »

Socrate conclut : « et voilà ce dont, moi, elle m’a convaincu. Maintenant que j’ai été convaincu, j’essaie pareillement de convaincre les autres que, pour l’acquisition de ce bien, difficilement on trouverait à la nature humaine un collaborateur qui vaille plus que l’Amour! (…) aussi fais-je pour mon compte grand cas des choses d’amour et sont-elles pour moi un objet tout particulier d’exercice, que je recommande également à autrui.  » [4]

Ainsi, l’amour est solennel, il a son propre dieu protecteur auquel il obéit et auquel l’être humain doit obéir. Roustavéli refuse la position de Platon et adopte celle de Socrate.

3/ Etant donné que l’homme et la femme ne font qu’un, un seul être, il est évidemment juste que leurs biens propres soient possédés en commun. La première place entre eux est occupée par la force de caractère, une forte volonté et le soin de soi. Roustavéli énonce ainsi ces idées :

« Toi-même, (si) tu es avec toi, tu ne seras pas solitaire », c’est-à-dire qu’une personne sans tête, privée de direction, obéissant à des désirs changeants, à des sentiments fluctuants, erre. « Si mon esprit est avec toi, mon cœur auprès de toi revienne ! » écrit le poète, c’est-à-dire si la raison est le maître, le cœur lui obéit et ne peut troubler personne. Un tel trouble s’est produit en Tariel, saisi par le désespoir et la désolation. Avthandil s’adresse à lui en ces termes :

« Surtout ne t’abandonne pas aux mouvements de tes pensées, Fais ce que tu ne veux pas faire, aux désirs n’ouvre pas le champ… Pourquoi Satan t’a-t-il perdu et pourquoi te tuer toi-même ?!» « Comme le ciment, dans la peine, il faut que l’homme s’endurcisse. On peut tomber dans le malheur par la faute de trop d’esprit », etc.

En somme, la fermeté de caractère, la domination de la raison, la soumission des nerfs, du cœur et des désirs voilà ce que notre grand poète conseille aux gens. Toutes ces leçons s’accordent en tous points avec les leçons des philosophes grecs sur le même sujet.

Aristote écrit :

« (…) la tempérance et la force morale sont généralement regardées comme des qualités dignes d’estime et de louange ; au lieu que l’intempérance et la mollesse passent pour des habitudes vicieuses et blâmables. L’homme tempérant est en même temps docile à la raison, et l’intempérant en méconnaît l’autorité, entraîné par ses passions – il fait le mal en connaissance de cause »[5]. La principale raison en est que « Les passions dominantes écartent l’être humain du chemin de la raison, l’empêchent d’agir en accord avec celle-ci…. Le tempérant ne change pas d’idée sous la contrainte de ses désirs et de ses passions. » [6]*.

« Le cœur de l’homme est corrompu, il est avide, insatiable » – écrit Chota, mais «si mon esprit est avec toi, mon cœur auprès de toi revienne !» A ce sujet, Asmath, en tant que femme, n’est pas d’accord avec Avthandil ; pour elle le principal est le cœur : « Le cœur, l’esprit et la raison se confondent dans l’unité, /Où va le cœur, les autres vont, ils suivent le même chemin », c’est-à- dire la raison se soumet au cœur – habituel jugement populaire. Roustavéli poursuit l’éloge de la raison : « Le sage doit, dans un moment difficile, agir pour le mieux/ sans que la tranquille raison ne s’irrite et ne l’abandonne. » etc. Le calme de l’esprit et son absence de précipitation sont les propriétés indissociables de la raison. Aristote poursuit : « Une personne intempérante ne peut donner de force à la raison et à la décision ». La raison fonctionne toute seule sans effort et si « elle voit une véritable cause raisonnable, elle changera d’avis. La personne tempérante ne change pas de point de vue sous la contrainte des désirs et des passions. Elle ne change d’avis qu’au regard des moyens correspondants. »

Platon écrit : « Au vrai, la justice est, ce semble, quelque chose de tel, à cela près qu’elle ne régit pas les affaires extérieures de l’homme, mais ses affaires intérieures, son être réel et ce qui le concerne réellement, ne permettant à aucune des parties de l’âme de remplir une tâche étrangère, ni aux trois parties d’empiéter réciproquement sur leurs fonctions. p. 214 Elle veut que l’homme règle bien ses vraies affaires domestiques, qu’il prenne le commandement de lui-même, mette de l’ordre en lui ».[7] La maîtrise de soi donne : « la tempérance dans la vie, le courage dans la guerre. »

Le plaisir est de deux sortes : les plaisirs se divisent en plaisirs du corps et en plaisirs de l’âme. Comme exemples de plaisirs de l’âme, nous avons l’ambition et l’amour du savoir : (…) Celui qui donne un tel plaisir n’est ni modéré ni sans limite (…) La modération ne saurait donc s’appliquer qu’aux plaisirs corporels, (…) la juste mesure la produit (la santé), l’accroît et la conserve. (…) Ainsi donc, la modération et le courage (…) se conservent par la juste mesure. »[8]**

4/ Roustavéli considère comme une suprême vertu le courage qui découle de la maîtrise de soi. « L’homme ne craint pas le malheur, avec bravoure il sait l’attendre ; « Dans une épreuve un homme doit ne point plier, mais faire face », etc.

De l’avis de Platon, le courage est l’une des quatre vertus que l’être humain doit posséder. Il s’agit de : sagesse, tempérance, justice et courage. Le courage ne s’exprime pas seulement par le combat contre l’ennemi, ni par la victoire sur des événements négatifs, « il réside en particulier dans la défaite des plaisirs, dans l’affirmation de la maîtrise de soi … La grandeur du courage surgit face à un danger inattendu, que vous accueillerez sans peur et calmement. » « Le courage vient plutôt des habitudes maîtrisées, que de la préparation à la rencontre du danger attendu … Lorsque nous nous habituons à détester la peur persistante du danger, nous devenons courageux …. Le courage dans la lutte contre les plaisirs nous rend modérés, patients ». (ibid)

Nestan Daredjan est la vivante expression de cette thèse. Elle, que l’affrontement du danger a rendu semblable au silex, a rendu courageuse. « Comme un héros et comme un tigre, elle se dressa, le cœur ferme, / le malheur n’est plus le malheur, la joie n’est plus la joie pour elle (…), ou bien c’est un esprit sublime, contemplant tout avec sagesse, (…) / ou le bonheur, ou le malheur, tout n’est qu’un vain conte pour elle. » Elle décrit ainsi ses idées intrépides : « Quel est le sage qui se donne la mort avant l’heure fatale ? /C’est dans le péril que le sage a le plus besoin de sagesse !»

Roustavéli nous peint pour la première fois un type de femme, en tant que vivant vecteur des grandes idées philosophiques. Elle réalise complètement les dires d’Aristote : « L’homme courageux est à l’épreuve de la crainte autant qu’homme peut l’être. Aussi tout en éprouvant même de la crainte dans les choses qui ne sont pas au-delà des forces humaines, il leur fera face comme il convient» (idem). Les quatre qualités de l’être humain – sagesse, tempérance, justice et courage – se renforcent mutuellement, se déterminent, collaborent et, en plein accord, font une meilleure personne. Roustavéli nous décrit de tels héros.

5/ Roustavéli défend le courage dans tous les champs d’action, dans la guerre comme dans la paix. «Plutôt que vivre sans honneur, mieux vaut trépasser dans la gloire ! » « La gloire est le plus grand trésor parmi tous les biens de la terre ! » dit le poète. C’est ce que prônent tous les anciens philosophes. Aristote écrit : « la mort et les blessures seront pénibles à l’homme courageux, (…) ; il les endurera néanmoins, parce qu’il est noble d’agir ainsi, ou qu’il est honteux de s’y dérober. (…) (Il) demeure sans crainte en présence d’une noble mort ». «  Mais les soldats de métier deviennent lâches quand le danger se montre par trop pressant et qu’ils ont l’infériorité du nombre et de l’équipement : ils sont alors les premiers à fuir, alors que les troupes composées de citoyens meurent à leur poste, comme cela est arrivé à la bataille du temple d’Hermès. Pour les soldats-citoyens, en effet, il est honteux de fuir, et la mort est préférable à un salut acquis à ce prix ». [9] *

Platon dit : « La récompense pour bravoure ne devrait être accordée qu’à celui qui est clairement convaincu que la mort est plus acceptable qu’une vie honteuse, qu’une soumission personnelle ou la chute de la patrie. [10] * Le dévouement pour la patrie est considéré par notre poète et les anciens philosophes comme une qualité éminente du citoyen, de celui qui aime sa patrie. Cette pensée est formulée non seulement avec le même contenu, mais avec les mêmes mots, littéralement.

6/ Ils partagent, aussi, le même point de vue quant à l’usage des richesses. Ils n’admettent pas de dépenser l’argent pour soi-même ou de l’économiser/le mettre de côté.

Chota exprime ces idées dans la formule poétique suivante : «  ce que tu donnes reste tien, ce que tu gardes tu le perds ; » « Ne te lasse point de bontés, ni pour l’humble, ni le puissant ».

Les philosophes sont du même avis. Aristote écrit « ce qui caractérise l’homme libéral, c’est plutôt de disposer (de l’argent) en faveur de ceux qu’il convient d’obliger, que de recevoir (…). La marque de la vertu en effet, c’est plutôt de faire le bien que de le recevoir» … « et il est de toute évidence que faire le bien et accomplir de bonnes actions va de pair avec le fait de donner ; »… « L’homme libéral donnera (…) d’une façon correcte, (…) et il obéira aux autres conditions d’une générosité droite. (….) (il) n’acquerra pas non plus un bien d’une source illicite.(…) Mais (…) nous ferons bien de considérer de quelle personne nous recevons les bons offices, et en quels termes l’accord est passé, de façon qu’on puisse en accepter le bénéfice sur les bases fixées, ou à défaut le décliner. »[11] **

Platon écrit sur l’hospitalité : « Envisageons cette fois nos devoirs envers nos hôtes étrangers : il faut se dire que ce sont les plus saints des engagements. C’est que, pour presque tous les droits de l’étranger, tout manquement commis envers lui est (….) un plus grave manquement envers une divinité vengeresse… Le manquement à nos devoirs envers un suppliant, (…) est le plus grave de ceux que l’on peut commettre envers des étrangers comme envers des membres de son pays …celui qui (…) en a été la victime ne saurait rester à jamais sans être vengé de ce qu’il aura subi. »[12] *

Ainsi, l’action louée par Roustavéli – distribuer ses biens et offrir une large hospitalité est reconnue par les philosophes comme un acte divin, indiscutable et obligatoire., Roustavéli s’est strictement détaché des Grecs dans un domaine, et a posé sa propre thèse : « Accorde des présents aux pauvres, rends hommes libres les esclaves ». Les philosophes n’ont pas dégagé séparément la première proposition, ils ne séparent pas les pauvres du reste de la population. Quant à la deuxième proposition, ils ne la reconnaissent absolument pas. Au contraire, ils sont opposés à la libération des esclaves. Tout l’ordre social grec était fondé sur l’esclavage : dans le testament oral qu’il a délivré à ses disciples avant sa mort, même Socrate n’a pas évoqué la libération de ses esclaves. Selon l’avis de Platon, l’esclave ne doit point être un Grec, mais un non-Grec, un barbare.

«En tout et pour tout, répondit-il, il importe que les Grecs en usent entre eux avec ménagement. Il importe donc qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes des esclaves Grecs, (…) ainsi ils tourneront davantage leurs forces contre les barbares.» Les esclaves sont libérés par les tyrans afin de soumettre les citoyens avec leur armée et leur aide, afin de priver ces derniers de liberté et les dominer. [13]**

Ainsi l’esclavage en tant que fondation de la ville-état et de son régime libre est inviolable. Quant à Roustavéli par philanthropie, par pensée libérale, il prend position en faveur de la défense des esclaves et ce d’autant plus que la disparition de l’esclavage n’aurait pu renverser le royaume de Thamar. Les Grecs ne pratiquaient pas les travaux physiques, c’était le lot des esclaves, ce qui était approuvé par les philosophes. De l’avis de Platon « la culture de la terre est laissée à des esclaves (…) Le citoyen a une occupation (…) : c’est de travailler à mettre et à conserver le bon ordre dans l’État; (…) que chacun n’ait (…) qu’un seul métier. »[14]

Sur la question de l’esclavage, Roustavéli se sépare complètement des Grecs.

De même, il se différencie entièrement d’eux sur la question de la dignité et de la valeur de la poésie. Le poète écrit : « En premier lieu la poésie est une part de la sagesse, /Divine, faite pour les dieux, pour qui l’écoute un bénéfice ». Une telle appréciation est totalement contredite par les anciens philosophes, en particulier par Platon et Socrate. Le premier a consacré tout un chapitre de sa « République » à ce sujet et en a sorti une sentence de mort ; il a reconnu la poésie comme un art d’imitation ; envers Homère aussi il se conduit sévèrement, en dépit du fait qu’il l’évoque avec beaucoup de respect. A son avis, même cet immense poète n’a rien produit si ce n’est l’illusion. Il écrit au nom de Socrate : « (…) tous les poètes, à commencer par Homère, sont de simples imitateurs des apparences de la vertu et des autres sujets qu’ils traitent, mais (…), pour la vérité, ils n’y atteignent pas »[15]

 

Pour défendre la poésie contre les attaques, Roustavéli la compare à la musique, « pour lui le langage est musique », étant donné que les Grecs avaient une grande considération pour la musique, celle-ci leur apparaissant comme « une branche de la sagesse ». Seul Aristote se conduit de façon plus indulgente envers la poésie. Il écrit « La poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier. »[16] Cela est en quelque sorte la réhabilitation du nom de poésie. Si vraiment sa base est philosophique, il est clair qu’elle est une branche de la sagesse, ce qui se rapproche de l’appréciation de Roustavéli.

7/ La sagesse, la science sont les traits dominants des poètes et des philosophes. Dans cette affaire, il n’y a aucune différence entre eux. Le principal trésor spirituel de l’être humain est la sagesse, suivent : la mesure, la justice, le courage. Le sujet du génie créateur de Roustavéli porte justement sur ces quatre propriétés. Il les utilise et les vénère dans son chant. « Le triomphe du juste droit ravive les arides arbres. » Aristote écrit  « Cette forme de justice, alors, est une vertu complète, non pas cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui. (…) et son contraire, l’injustice (…) (est) le vice tout entier. » Platon écrit « « La sagesse est l’unique objet vers lequel tout bon législateur doit diriger ses lois. (…) et principalement la première (vertu), qui par son excellence est à la tête de toutes les autres ; le savoir, la sagesse, la raison, le jugement, avec des goûts et des désirs qui s’y rapportent. » Diriger la nation se fait sous la conduite de la sagesse. Telle est Nestan Darejane : « c’est un esprit sublime, contemplant tout avec sagesse ». L’esprit est vecteur de sagesse. De l’avis d’Aristote « ce qu’il y a de plus précieux est la vertu spirituelle, qui est la source de toutes nos actions. Cette vertu est la sagesse. » (ibid)

Il y a le même accord entre eux tant dans l’appréciation de la vérité que du mensonge. Le poète écrit « La félonie et le mensonge blessent l’esprit après la chair » ; « Le mensonge est la source où viennent puiser les malheurs ».

C’est avec la même détermination que Platon envisage le mensonge. Il explique à son disciple : « Tu ne sais pas, poursuivis-je, que le vrai mensonge, si je puis m’exprimer ainsi, est également détesté des dieux et des hommes ? (…) J’entends, répondis-je, que personne ne consent de bon gré à être trompé  (…) Et Dieu est absolument simple et vrai, en acte et en parole ; il ne change pas lui-même de forme, et ne trompe les autres ni par des fantômes, ni par des discours, ni par l’envoi de signes, à l’état de veille ou en songe.»[17]* Une seule exception : l’homme est autorisé à ne pas dire la vérité à l’ennemi sur le champ de bataille.

8/ Dans les thèses fondamentales de Roustavéli une grande place est occupée par la destinée qui joue un rôle décisif dans la vie d’un individu. Il écrit « Rien ne peut arriver au monde s’il n’est le dessin de Dieu », « Il n’est pas un être de chair qui puisse éviter le destin », « Advienne ce qui doit venir, tout conseil donné est égal ». « Où que je sois, si c’est le sort, la mort peut m’atteindre aujourd’hui », etc. p.220 Ces principes s’accordent parfaitement avec les idées essentielles d’Homère, comme je l’ai expliqué dans mes écrits sur Roustavéli. En revanche, ils ne s’accordent pas avec celles des philosophes. Platon les rejette complètement, Socrate les accepte, Aristote à moitié.

Platon écrit : «Dieu, puisqu’il est bon, n’est pas la cause de tout (…) ; il n’est cause que d’une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l’est pas de la plus grande, car nos biens sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent être attribués qu’à lui seul, tandis qu’à nos maux il faut chercher une autre cause, mais non pas Dieu. (…) (Dès lors), il est impossible d’admettre, d’Homère ou de tout autre poète, des erreurs sur les dieux aussi absurdes que celles-ci. »[18] *

Socrate dit : « les hommes appartiennent aux dieux ; cela ne paraît-il pas vrai ? (…) l’homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu ne lui envoie un ordre formel, comme celui qu’il m’envoie aujourd’hui.  »  [19] **

Roustavéli n’a pas accepté la vision de Platon et a admis celles d’Homère et de Socrate.

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Ainsi avons-nous présenté toutes les principales idées de Roustavéli, nous les avons comparées aux thèses de la philosophie classique et avons remarqué leur usage dans sa conception du monde. Maintenant, nous devons, sans nul doute, examiner les faits historiques : Roustavéli était le fidèle disciple d’Homère, Platon, Socrate et Aristote. Lui-même distinguait les questions où il y avait des différences entre eux et prenait parti. C’est-à- dire que le poète se comportait de manière critique à leur égard, effectuait un choix parmi les idées énoncées et les rendait siennes.

De cette façon, il a élaboré dans la réalité géorgienne les principes recueillis et appris, nous a décrit sous des noms fictifs les moments intérieurs dramatiques de Tamar mepe, et a créé un bouquet poétique d’une sagesse authentique, inconnue jusque-là.

5 septembre 1947 – Leuville

[1] Toutes les traductions en français du « Chevalier à la peau de tigre » sont de Serge Tsouladzé – édition Gallimard 1964. (Note du traducteur)

[2] Platon « la République ».

[3] Cité par Platon dans son « Banquet »

[4] Platon « Le Banquet » ou « de l’Amour »

[5] Noé Jordania a traduit la dernière proposition en géorgien par « sort du chemin de la sagesse ». (Note du trad.)

[6] Aristote « Ethique à Nicomaque » p. 293-319, 331

[7] Platon « La République »  p. 157 (cf. livre IV)

[8] Aristote LC p.157, 323 (citations trouvées dans « L’éthique à Nicomaque » note du trad.)

[9] Aristote LC p. 125 (citations trouvées dans « L’éthique à Nicomaque » note du trad.)

[10] L. Balelon « Alcibiade » p. 49

[11] Aristote LC p. 145-151 (citations trouvées dans « L’éthique à Nicomaque » note du trad.)

[12] Platon « Les lois » p.174

[13] Platon « La République » p 180-191, 318 (note du traduc. début livre 5)

[14] Platon « Les lois» tome  1, p. XXIV (la phrase originale se termine par « qu’un seul métier d’où il tire sa subsistance. » note du traduc.)

[15] Platon « La République » (livre X. note du traducteur).

[16] Aristote « Poétique » 9, 1451ab

[17] Platon « La République » p. 75-76 – (note du traducteur « La République », livre II)

[18] Platon « La République » p. 71-73

[19] Platon « Phédon » p. 20-21



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